L’IMBROGLIO DES CLAUSES DE BAD LEAVER IMPOSEES A UN ACTIONNAIRE SALARIE
Cour d’appel de Paris, 12 mai 2022, n°20/05597

Par Dr Laura JAEGER, juriste consultante, 186 | AVOCATS et Me Pauline CHANEL, avocate associée, 186 | AVOCATS

Trouvant sa genèse dans le projet gaulliste d’associer travail et capital, l’actionnariat des salariés suscite un consensus certain, transcendant désormais les clivages politiques. L’intérêt de mêler la qualité d’associé – découlant du contrat de société – à celle de salarié – issue du contrat de travail – répond à la volonté d’améliorer la rémunération des salariés, de les impliquer dans la gestion de la société au sein de laquelle ils travaillent et de les fidéliser en les associant à son capital.

En pratique, il est usuel de créer une indivisibilité entre ces deux qualités en stipulant conventionnellement, généralement dans un pacte extrastatutaire d’associés, une clause de présence dans la société. Une telle clause consiste en une promesse unilatérale de vente aux termes de laquelle le salarié promet à un autre associé, fréquemment l’associé majoritaire, de céder ses droits sociaux consécutivement à la rupture de son contrat de travail au sein de la société.

Le prix de cession des titres est alors fonction des circonstances du départ du salarié : prix majoré par rapport à la valeur de marché lorsqu’il s’agit de le récompenser (clause dite de « good leaver »), prix du marché (« medium leaver ») ou prix minoré par rapport à la valeur de marché – pouvant même être restreint à la valeur nominale des titres – lorsque la rupture est imputable à l’intéressé, qu’il ait démissionné ou eu un comportement justifiant son licenciement (« bad leaver »).

La Cour de cassation admet la licéité de ces clauses, refusant d’y voir des clauses d’« exclusion » et d’appliquer le régime contraignant y afférent[1], les qualifiant pour ce faire de clauses d’« éviction »[2].

Ces clauses soulèvent néanmoins des questions, tant de droit des sociétés que de droit du travail, légitimant la diversité des arguments soulevés par les salariés aux fins d’obtenir leur remise en cause en justice. Bien que ces arguments puissent se fonder sur plusieurs dispositions nouvelles du Code civil – en particulier, la violence économique de l’article 1143, le déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties à un contrat d’adhésion de l’article 1171 ou encore la condition potestative de l’article 1304-2[3] –, c’est bien au regard du droit du travail qu’une brèche s’est récemment ouverte.

L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 12 mai 2022 en témoigne avec acuité, en ce qu’il invalide une clause de bad leaver sur le fondement des dispositions du Code du travail (I). Opérant une analyse décontextualisée, cet arrêt opacifie le caractère d’ores et déjà nébuleux de la jurisprudence antérieure (II).

I- L’invalidation de la clause de bad leaver au regard du droit du travail

En l’espèce, le fondateur d’une société en est devenu directeur commercial salarié en vertu d’un contrat de travail du 1er avril 2016.

Le même jour, un pacte d’associés était signé, prévoyant que ledit salarié s’engageait à céder au nouveau président de la société, lequel détenait déjà 51 % des actions, tout ou partie des actions qu’il détiendrait, directement et indirectement, à leur valeur nominale, dans l’hypothèse où, avant le troisième anniversaire de la date de signature du pacte, il « (a) cesserait toutes fonctions au sein de la société, pour un motif de démission (pour une cause autre que la maladie ou l’incapacité), de révocation ou de licenciement chacun motivé par une faute grave ou lourde ou pour un motif assimilé à une faute grave ou lourde, ou (b) se rendrait responsable d’une violation du présent Pacte ».

Or, moins d’un an plus tard, le nouveau président de la société notifiait au salarié fondateur son licenciement pour faute grave, avant de mettre en œuvre la promesse de vente des actions à leur valeur nominale.

Aussi le salarié évincé a-t-il saisi le Tribunal de commerce de Paris, lui demandant à titre principal de déclarer non écrite la clause de bad leaver.

A cet égard, la Cour d’appel de Paris, confortant en cela la position des juges consulaires, considère que :

« Cette mise en œuvre de la promesse de vente des actions à la valeur nominale, c’est à dire pour un montant très inférieur à leur valeur, à l’égard de M. P., salarié, s’analyse en une sanction pécuniaire, celui-ci se trouvant dépossédé, à vil prix, des actions de la société qu’il avait créée, moins d’un an après avoir été engagé en qualité de salarié et cette cession forcée n’étant prévue lors d’un licenciement qu’en cas de faute grave ou lourde, c’est à dire pour un motif disciplinaire.

Il s’ensuit que cette clause dite de bad leaver doit être réputée non écrite en application de l’article L.1331-2 du code du travail. »

Afin de faire échec à la clause de bad leaver, la Cour d’appel se place donc uniquement sur le terrain de l’« ordre public travailliste »[4], lequel prohibe les sanctions disciplinaires pécuniaires. L’article L. 1331-2 du Code du travail dispose ainsi : « Les amendes ou autres sanctions pécuniaires sont interdites. Toute disposition ou stipulation contraire est réputée non écrite. »[5]

La définition légale de la sanction disciplinaire est quant à elle très large, puisqu’il s’agit – selon l’article L. 1331-1 du Code du travail, littéralement repris par la Cour d’appel – de « toute mesure, autre que les observations verbales, prise par l’employeur à la suite d’un agissement du salarié considéré par l’employeur comme fautif, que cette mesure soit de nature à affecter immédiatement ou non la présence du salarié dans l’entreprise, sa fonction, sa carrière ou sa rémunération ».

Il ressort de la jurisprudence que les sanctions pécuniaires indirectes sont autorisées, à la différence des sanctions pécuniaires déguisées. Ainsi que le souligne le Professeur Saintourens, « ce qui est admis consiste en une simple conséquence financière d’une situation dans laquelle le salarié perd une partie de sa rémunération par suite logique, mécanique pourrait-on dire, de sa position au sein de l’entreprise […]. La réduction de rémunération est assimilée à une sanction pécuniaire déguisée lorsqu’elle aboutit à priver le salarié d’un élément de sa rémunération, notamment une prime d’activité[6], pour des raisons relevant de l’appréciation subjective par l’employeur du comportement du salarié, se rattachant donc à une faute qui ne peut être sanctionnée financièrement. »[7]

A titre d’illustration, la Chambre sociale a admis « que la seule circonstance que le versement d’une prime soit subordonné à la condition d’un défaut d’absence du salarié ne constitue pas une sanction pécuniaire […]dès lors que le refus du versement de cette prime est applicable, dans les mêmes conditions, à tous les salariés, quel que soit le motif de leur absence »[8].

A contrario, la même Chambre a jugé « que la privation de la faculté de lever les options en cas de licenciement pour faute grave constitue une sanction pécuniaire prohibée qui ne pouvait être prévue par le plan de "stock-options" »[9].

Le raisonnement vaut à l’identique pour la clause de bad leaver ; en l’espèce, les juges du fond parisiens considèrent que puisque la cession forcée des titres du salarié à leur valeur nominale n’était « prévuelors d’un licenciement qu’en cas de faute grave ou lourde, c’est à dire pour un motif disciplinaire », elle doit être réputée non écrite car constitutive d’une sanction pécuniaire.

Cette analyse nous semble toutefois décontextualisée, dans la mesure où la clause de bad leaver s’appliquait également en cas de démission ou encore de violation du pacte d’associés. Elle semble, du reste, s’inscrire à contre-courant de la jurisprudence antérieure, quoiqu’elle-même équivoque.

II- Une jurisprudence foncièrement ambiguë

Dans un arrêt de principe du 7 juin 2016 rendu après avis de la Chambre sociale[10], la Chambre commerciale de la Cour de cassation a jugé :

« […] que la clause d’un pacte d’actionnaires passé entre un salarié, détenant des actions de la société qui l’emploie, dont partie lui a été remise à titre gratuit, et la société mère de son employeur, en présence de ce dernier, prévoyant que le salarié promet irrévocablement de céder la totalité de ses actions en cas de perte de cette qualité, pour quelque raison que ce soit, et qu’en cas de cessation des fonctions pour cause de licenciement autre que pour faute grave ou lourde, le prix de cession des titres serait le montant évalué à dire d’expert dégradé du coefficient 0,5, ne s’analyse pas en une sanction pécuniaire prohibée, en ce qu’elle ne vise pas à sanctionner un agissement du salarié considéré par l’employeur comme fautif, dès lors qu’elle s’applique également dans toutes les hypothèses de licenciement autre que disciplinaire »[11].

Nonobstant une rédaction de la clause de bad leaver quelque peu différente, la Cour d’appel de Paris avait repris cette solution, dans un arrêt en date du 21 octobre 2021, pour refuser la qualification de sanction pécuniaire.

Dans cette espèce, les associés s’engageaient à céder leurs actions avec une décote de 20 % par rapport au prix d’acquisition, en cas de démission des fonctions de mandataire social ou de salarié, de révocation ou licenciement pour faute grave ou lourde le cas échéant confirmée par une décision de justice définitive, ou de violation d’obligations définies du pacte :

« Dans ces conditions la promesse de vente en cas de cessation des fonctions stipulée à l’article 5 du pacte d’actionnaire, […] qui s’applique à de nombreuses hypothèses telles que la révocation du mandat social et la violation des clauses de non-concurrence exclusivité ne peut être qualifiée de sanction pécuniaire prohibée au sens de l’article L1331-2 du code du travail. »[12]

Ainsi que le souligne le Professeur Heinich, « [l]a clause était moins large que celle ayant donné lieu à l’arrêt de 2016 dans la mesure où elle ne visait pas toutes les hypothèses de licenciement autres que disciplinaire mais seulement les licenciements pour faute grave ou lourde. Mais elle pouvait aussi être considérée comme plus large car elle visait également les hypothèses de démission du mandataire social et de violation d’obligations contractuelles. C’est donc en s’appuyant sur le critère d’application de la promesse à d’autres hypothèses que les licenciements disciplinaires, dégagé par la Cour de cassation, que se fondent les juges d’appel. »[13]

Moins d’un an plus tard, on l’a vu, la même Cour d’appel de Paris – bien que confrontée à une clause de bad leaver visant pareillement d’autres hypothèses que les licenciements disciplinaires – dégage donc, contre toute attente, une solution inverse.

In fine, cet arrêt met en exergue le fait que la solution de principe dégagée par la Haute juridiction en 2016 ne va pas de soi. Au demeurant, la clause de bad leaver s’appliquait certes à toutes les causes de licenciement, mais une décote plus importante était vraisemblablement opérée en cas de licenciement pour faute grave ou lourde. L’avocat général près la Chambre sociale avait d’ailleurs estimé, sans toutefois être suivi, que ce type de clause répondait bien à une logique de sanction du salarié.

En tout état de cause, l’esprit d’une clause de bad leaver n’est-il pas per se de « sanctionner » le salarié sortant ?

En définitive, ces jurisprudences sont révélatrices de la difficulté à concilier le droit du travail, animé par la protection du salarié, et le droit des sociétés, guidé par celle de l’intérêt social.

Les rédacteurs de clauses de bad leaver retiendront la nécessité d’une rédaction lato sensu embrassant toutes les hypothèses de licenciement.


 

[1] Cass. com., 6 mai 2014, n°13-17.349 et 13-19.066.

[2] Cass. com., 29 septembre 2015, n°14-17.343.

[3] Cass. com., 22 septembre 2021, n°19-23.958 ; Cass. civ. 1re, 6 décembre 2017, n°16-17.588, etc.

[4] PAGNERRE (Y.), « Contrôle des clauses de "bad leaver" dans les promesses de cession d’actions détenues par un salarié », JCP S, n°39, 4 octobre 2016, 1329.

[5] Outre une amende de 3.750 € en application de l’article L. 1334-1 du Code du travail.

[6] V. pour une prime de fin d’année : Cass. soc., 11 février 2009, n°07-42.584.

[7] SAINTOURENS (B.), « Validité du pacte d’associés, signé par un salarié détenant des titres de la société qui l’emploie », Lexbase Affaires, n°472, 30 juin 2016.

[8] Cass. soc., 19 mai 1999, n°97-41.153. V. dans le même sens : Cass. soc., 19 juillet 1994, n°90-43.785.

[9] Cass. soc., 21 octobre 2009, n°08-42.026.

[10] Cass. soc., 3 février 2016, n°14-17.978.

[11] Cass. com., 7 juin 2016, n°14-17.978.

[12] CA Paris, 21 octobre 2021, n°18/21284.

[13] HEINICH (J.), « Pactes d’actionnaires, clause de bad leaver et clause de non-concurrence », Revue des sociétés, 2022, p.226.

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