Par Dr Laura JAEGER, juriste consultante, 186 | AVOCATS
Cass. civ. 3e, 23 novembre 2022, n°21-21.867 et n°22-12.753
Dans la droite ligne de ses précédents arrêts du 30 juin 2022[1], lesquels avaient donné lieu à un communiqué[2], la Haute juridiction réaffirme fermement – par deux arrêts en date du 23 novembre 2022 – sa position suivant laquelle le preneur demeure tenu de payer ses loyers commerciaux, nonobstant la complète fermeture administrative des locaux consécutive au confinement.
Précisément, durant le premier confinement ordonné aux fins de limiter la propagation du Covid-19, les autorités publiques ont prohibé l’accueil du public dans les locaux commerciaux considérés comme non-essentiels.
Par suite, de nombreux commerçants ont décidé – de leur propre chef – de suspendre le paiement de leurs loyers pendant cette période de fermeture, ce à quoi les bailleurs ont répondu judiciairement en vue de recouvrer lesdits loyers.
Aux termes des décisions rendues le 30 juin 2022, confortées par celles du 23 novembre 2022, il est désormais établi que le preneur – pour échapper à l’obligation de paiement de ses loyers au cours de la période de fermeture administrative – ne peut invoquer ni le droit commun des contrats – que ce soit sur le fondement de l’exception d’inexécution[3], de la force majeure[4], voire de la mauvaise foi[5] –, ni le droit des baux – qu’il s’agisse d’invoquer le manquement du bailleur à son obligation de délivrance[6] ou la perte partielle de la chose louée[7].
L’apport de ces deux nouvelles décisions réside en ce que la Cour de cassation se prononce, pour la première fois, sur la question de l’applicabilité de la clause de force majeure stipulée dans les baux, pour in fine l’écarter, à l’instar des autres moyens soulevés par les preneurs.
Une position ferme, favorable aux bailleurs, qui nous paraît somme toute légitime.
I- La fermeté des juges face à l’obligation de paiement des loyers incombant aux preneurs
Les faits de ces deux nouvelles espèces sont sensiblement analogues, s’agissant de baux commerciaux portant sur des locaux situés dans des résidences de tourisme.
Les preneurs ont informé les bailleurs de leur décision de suspendre le paiement des loyers échus durant la période de fermeture administrative des locaux ; en réponse, ces derniers les ont assignés en référé provision[8].
Les juges des référés, puis d’appel, retenant que l’obligation de payer n’était pas sérieusement contestable, ont octroyé aux bailleurs les provisions correspondant à l’arriéré locatif, ce qui sera en définitive entériné par la Haute juridiction.
Dans la première espèce, celle-ci écarte – une nouvelle fois – tant le moyen inhérent à l’exception d’inexécution pour manquement du bailleur à son obligation de délivrance que celui tenant à la perte partielle de la chose louée. Pour ce faire, elle reprend littéralement la formule usitée dans l’une de ses précédentes décisions du 30 juin 2022, qu’elle cite d’ailleurs expressément, selon laquelle :
« L’effet de la mesure gouvernementale d’interdiction de recevoir du public, générale et temporaire et sans lien direct avec la destination contractuelle du local loué, ne peut être, d’une part, imputable aux bailleurs, de sorte qu’il ne peut leur être reproché un manquement à leur obligation de délivrance, d’autre part, assimilé à la perte de la chose, au sens de l’article 1722 du code civil (3e Civ., 30 juin 2022, pourvoi n°21-20.127, publié). »
L’article 1719 du Code civil oblige certes le bailleur à délivrer la chose louée au preneur et à lui en garantir la jouissance paisible, conformément à sa destination contractuelle.
Cela étant, l’impossibilité d’exploiter les locaux loués consécutive à la mesure générale de police administrative portant interdiction de recevoir du public – dès lors qu’elle « était le seul fait du législateur »[9] – ne saurait être constitutive d’une inexécution par le bailleur de son obligation de délivrance. Par suite, les preneurs ne pouvaient se prévaloir du mécanisme de l’exception d’inexécution pour suspendre le paiement de leurs loyers.
Au demeurant, une telle solution aurait parfaitement pu être fondée, tantôt sur l’article 1725 du Code civil – aux termes duquel le bailleur n’est pas garant des troubles de fait apportés à la jouissance du preneur par des tiers –, tantôt sur plusieurs décisions antérieures, suivant lesquelles le bailleur n’est pas davantage garant de la commercialité des locaux loués[10].
L’article 1722 du Code civil dispose pour sa part que si, durant le bail, la chose louée est partiellement détruite, le preneur peut demander, notamment, une diminution du loyer.
A cet égard, pour évincer l’argument du preneur selon lequel l’impropriété des locaux à l’objet prévu au bail caractérise une perte partielle de la chose louée, la Cour de cassation précise, toujours dans cette première espèce, qu’:
« Après avoir relevé que seuls les exploitants se sont vu interdire de recevoir leurs clients pour des raisons étrangères aux locaux loués qui n’avaient subi aucun changement, la cour d’appel a retenu, à bon droit, que les mesures d’interdiction d’exploitation, qui ne sont ni du fait ni de la faute du bailleur, ne constituent pas une circonstance affectant le bien, emportant perte de la chose louée. »
Force est de reconnaître que les locaux loués n’ont subi per se aucune modification, y compris partielle. Seule la jouissance des locaux a été modifiée.
Enfin, dans ces deux arrêts du 23 novembre 2022, la Haute juridiction écarte le moyen – novateur –soulevé par les preneurs inhérent à l’application de la clause de force majeure insérée au bail. L’argument générique de la force majeure en matière contractuelle, fondé sur l’article 1218 du Code civil, ayant d’ores et déjà été écarté dans l’une des décisions du 30 juin 2022[11], les preneurs ont tenté de se prévaloir, plus spécifiquement cette fois, de la clause de suspension du versement des loyers stipulée dans les baux.
En vain ; les clauses précises de suspension des loyers prévues aux baux ne pouvaient recevoir application que dans les cas où le bien était indisponible par le fait ou la faute du bailleur, ou en raison d’un désordre de nature décennale ou encore d’une circonstance exceptionnelle affectant le bien loué lui-même.
Or, tel n’était pas le cas dans ces deux espèces ; la mesure générale et temporaire d’interdiction de recevoir du public étant fondamentalement étrangère aux locaux loués eux-mêmes.
Dans la première espèce, la clause de suspension des loyers était en outre conditionnée à la couverture assurantielle desdits loyers, laquelle condition faisait également défaut.
Par suite, les clauses de force majeure étant tout à la fois claires et précises, l’article 1192 du Code civil interdit tout pouvoir d’interprétation du juge, ce que ne manque pas de rappeler la Cour de cassation dans ces deux espèces[12].
Naturellement, la solution aurait été toute autre si lesdites clauses avaient expressément prévu le cas d’une indisponibilité du bien loué consécutive à des restrictions administratives édictées en réponse à une crise sanitaire[13]. Une telle précision rédactionnelle, à cette date, aurait néanmoins été plus que visionnaire.
II- La légitime fermeté des juges face à l’obligation de paiement des loyers incombant aux preneurs
Nonobstant sa fermeté, la position de la Haute juridiction nous semble parfaitement fondée en ce qu’elle conforte le principe de la force obligatoire des contrats, consacré par les articles 1103 et 1193 à 1195 du Code civil. Dans son communiqué du 30 juin 2022 susvisé, celle-ci avait d’ailleurs donné le ton, en affirmant que « [l]es mesures prises par les autorités publiques pour lutter contre la propagation de la Covid-19 n’ont pas écarté l’application du droit commun de la relation contractuelle ».
Au demeurant, les commerçants ont pu bénéficier de divers dispositifs d’aide publique (fonds de solidarité, coûts fixes, aide loyers, etc.). Il apparaît dès lors légitime que ceux qui ont profité de ces dispositifs demeurent tenus de payer leurs loyers, sauf à en dénaturer l’essence même.
Du reste, la volonté du législateur n’a jamais été d’exempter les preneurs de leur obligation de paiement des loyers, mais uniquement de les dispenser de toute sanction en cas de retard de paiement. Ainsi que l’affirme le Professeur Louis THIBIERGE, « [d]ispenser les preneurs de leur obligation de loyer pour une cause qui n’est pas imputable aux bailleurs rev[iendr]ait à déshabiller Pierre pour habiller Paul »[14]. Cela reviendrait en effet à faire peser la charge financière sur les épaules des bailleurs, pour une situation à laquelle ces derniers sont foncièrement étrangers.
In fine, le seul point sur lequel la Cour de cassation ne s’est pas encore prononcée demeure celui de l’imprévision, strictement encadré par l’article 1195 du Code civil. Autant dire que les arrêts à venir de la Haute juridiction sont, à cet égard, particulièrement attendus.
[1] Cass. civ. 3e, 30 juin 2022, n°21-19.889, 21-20.127 et 21-20.190.
[2] Cour de cassation, « Baux commerciaux et état d’urgence sanitaire », communiqué de presse, 30 juin 2022.
[3] C. civ., art. 1219 et 1220.
[4] C. civ., art. 1218. Argument développé par le preneur dans : Cass. civ. 3e, 30 juin 2022, n°21-20.190.
[5] C. civ., art. 1104. Argument développé par le preneur dans : Cass. civ. 3e, 30 juin 2022, n°21-20.190.
[6] C. civ., art. 1719.
[7] C. civ., art. 1722.
[8] CPC, art. 835, al. 2.
[9] V. not. : Cass. civ. 3e, 30 juin 2022, n°21-20.190.
[10] Cass. civ. 3e, 11 avril 2019, n°18-12.076 ; Cass. civ. 3e, 15 décembre 2021, n°20-14.423. V. DESHAYES (O.), GENICON (T.) et LAITHIER (Y.-M.), « Les dettes de loyers commerciaux en période Covid-19 : à propos d’une jurisprudence de crise », La semaine juridique entreprise et affaires, n°46, 17 novembre 2022, 1376, §28.
[11] Argument développé par le preneur dans : Cass. civ. 3e, 30 juin 2022, n°21-20.190.
[12] « […] la cour d’appel, qui n’a pas interprété le contrat » (2e espèce) ou « sans interpréter le contrat » (1re espèce). V. ANDJECHAIRI-TRIBILLAC (S.), « Covid-19 : la Cour de cassation réaffirme le paiement des loyers ! », Dalloz actualité, 14 décembre 2022.
[13] AUDINOT (V.), « Confirmation de sa position par la Cour de cassation sur le sort des loyers Covid », 5 décembre 2022, village-justice.com.
[14] Page LinkedIn du Pr. Louis THIBIERGE.