LE MARCHE DE L’ART FRANÇAIS CONFRONTE AUX MEANDRES D’UNE NOUVELLE DIRECTIVE EUROPEENNE EN MATIERE DE TVA
Directive 2022/542 du Conseil du 5 avril 2022 modifiant les directives 2006/112/CE et 2020/285 en ce qui concerne les taux de taxe sur la valeur ajoutée

Par Dr Laura JAEGER , juriste consultante, 186 | AVOCATS et Me Alexandre RIOU, avocat associé, 186 | AVOCATS

« Quand vous exportez un Airbus ou une automobile, cela enrichit la France, car vous augmentez la production et les revenus. Si vous exportez La Joconde, cela aura pour seul effet d’appauvrir notre pays. Et ce n’est pas seulement parce que La Joconde est une œuvre d’art, car si vous exportiez l’avion – qui est au musée des arts et métiers – avec lequel Blériot a traversé la Manche, cela aboutirait au même appauvrissement. Cela veut donc dire que, pour les biens rares, dont les œuvres d’art originales, c’est l’importation qui enrichit le pays et l’exportation qui l’appauvrit. »[1]

Cette citation du député Pierre-Alain MUET illustre avec acuité la controverse entourant l’application d’une TVA lors de l’importation d’œuvres d’art en France.

Aussi, si la question d’abaisser voire de supprimer purement et simplement la TVA à l’importation d’œuvres d’art n’est pas nouvelle en France, force est de constater qu’aujourd’hui comme hier, la France demeure liée par Bruxelles. Depuis 1967, la TVA est en effet un impôt harmonisé à l’échelle de l’Union européenne, ne conférant aux Etats membres qu’une marge de manœuvre étroite. La pierre angulaire de cette harmonisation repose aujourd’hui sur la directive du 28 novembre 2006, dite « directive TVA »[2], laquelle est régulièrement modifiée par des directives ponctuelles.

A cet égard, la directive européenne du 5 avril 2022 relative aux taux de TVA, qui doit entrer en vigueur le 1er janvier 2025, suscite l’inquiétude des acteurs du marché de l’art français, fervents défenseurs du patrimoine culturel hexagonal.

Passée relativement inaperçue lors de son adoption, ladite directive est aujourd’hui au cœur de la critique, galvanisée par un article publié dans le journal Les Echos le 21 février 2023, dont l’intitulé – fort alarmiste – était le suivant : « Comment la France s’apprête à saborder son marché de l’art ».

La pierre d’achoppement réside en ce que cette directive menace la compétitivité croissante du marché de l’art français, qui s’est accrue depuis plusieurs années – a fortiori avec le Brexit et le report des ventes londoniennes à Paris –, passant de 3 % en 2001 à 7 % en 2021 selon Art Economics. A l’échelle mondiale, le marché de l’art français se classe au pied du podium, devancé par la Chine, les Etats-Unis et le Royaume-Uni, tandis qu’il représente, à lui seul, la moitié du marché de l’art de l’Union européenne.

A la suite de sa médiatisation, la polémique a envahi la scène politique. Il en est résulté la création d’un groupe de travail dédié, constitué de professionnels du monde de l’art et de la direction de la législation fiscale, en vue de préparer la transposition de la directive européenne en droit français, laquelle doit intervenir au plus tard le 31 décembre 2024.

Le calendrier esquissé pour ce groupe de travail doit in fine permettre d’intégrer la transposition de cette directive au projet de loi de finances pour 2024 qui sera débattu au Parlement avant la fin de l’année.

Après une présentation sommaire du régime actuel français de la TVA à l’importation d’œuvres d’art (I), l’incidence de la nouvelle directive européenne à son égard sera envisagée (II).

I- Le régime actuel français de la TVA à l’importation d’œuvres d’art

La notion d’œuvres d’art est définie par le droit fiscal français sous la forme d’une liste limitative, comprenant sept catégories elles-mêmes issues de Bruxelles[3], à savoir : tableaux, gravures, sculptures, tapisseries, céramiques, émaux sur cuivre et photographies[4].

En application des règles européennes gouvernant les échanges internationaux de biens – en ce compris les œuvres d’art susvisées –, les exportations (extracommunautaires)[5] et livraisons intracommunautaires[6] en partance de France sont en principe exonérées de TVA française tandis que, corrélativement, les importations (extracommunautaires)[7] et acquisitions intracommunautaires[8] à destination de l’hexagone sont soumises à la taxe en France.

Le droit de l’Union européenne permet toutefois l’application de taux réduits de TVA en matière d’art[9]. C’est ainsi que l’importation ou l’acquisition intracommunautaire en France d’une œuvre d’art, qu’elle soit réalisée par un particulier ou un professionnel, est soumise au taux réduit de 5,5 %, lequel s’applique également aux ventes d’œuvres d’art effectuées par l’artiste lui-même ou ses ayants droit[10].

Depuis le Brexit, le taux réduit français est le plus bas pour l’importation d’œuvres d’art dans l’Union européenne, sous réserve des îles maltaise et chypriote (5 %). Cela étant, la France ne possède pas de « port-franc », où les œuvres d’art peuvent être importées en franchise de TVA, à l’instar du port-franc de Genève, le plus grand du monde pour l’art, devançant ceux du Luxembourg, pays membre de l’Union européenne.

La spécificité du marché de l’art français réside cependant dans l’application d’un régime de TVA particulier, prévu par la « directive TVA »[11], à savoir le régime de la marge[12]. Ce dernier s’applique de plein droit, sous réserve de la possibilité de revenir au régime général de la TVA, lorsqu’un galeriste – ou tout autre assujetti-revendeur[13] – revend une œuvre d’art qu’il avait précédemment acquise en franchise de TVA. Il en va ainsi en cas d’acquisition auprès d’un particulier, d’un artiste bénéficiant de la franchise en base[14] ou encore d’une galerie ayant elle-même pratiqué le régime de la marge. Dans ces hypothèses, en effet, aucune TVA n’est facturée à la galerie. Lorsqu’elle applique ce régime dérogatoire, la galerie sera redevable d’une TVA au taux normal, soit 20 %, laquelle ne sera toutefois calculée que sur la marge bénéficiaire, et non sur le prix de vente total, soit sur la différence entre le prix de vente et le prix d’acquisition. En d’autres termes, il s’agit certes d’appliquer un taux normal de TVA mais à une assiette réduite.

Il en résulte que si une galerie importe une œuvre d’art, ou l’achète directement auprès d’un artiste assujetti à la TVA, elle supportera une TVA réduite de 5,5 % lors de cette acquisition mais, par corollaire, ne pourra pas bénéficier du régime de la marge lors de sa revente.

Or, par un mécanisme optionnel inverse, le droit fiscal français permet précisément aux galeristes et autres assujettis-revendeurs relevant alors de plein droit du régime général de la TVA, d’opter pour le régime de la marge bénéficiaire pour toute revente d’œuvres d’art subséquente à une importation, une acquisition intracommunautaire ou une livraison soumises au taux réduit de 5,5 % de TVA[15]. Ce droit d’option était jusqu’alors formellement envisagé par « la directive TVA » de 2006[16].

II- L’incidence de la nouvelle directive européenne sur le régime actuel français

En premier lieu, la directive européenne du 5 avril 2022 supprime, purement et simplement, l’article 103 de la « directive TVA » de 2006 qui stipulait que : « Les États membres peuvent prévoir que le taux réduit […] s’applique également aux importations d’objets d’art ».

Ledit article 103 ainsi supprimé prévoyait du reste la même liberté pour les artistes eux-mêmes ou leurs ayants droit : « […] les États membres peuvent également appliquer le taux réduit aux […] livraisons d’objets d’art effectuées par leur auteur ou par ses ayants droit. »

En second lieu, cette nouvelle directive – soucieuse « de la nécessité d’éviter la prolifération des taux réduits pour des raisons budgétaires et du principe d’égalité de traitement »[17] – limite à vingt-quatre le nombre de cas d’application, tous azimuts, des taux réduits d’un minimum de 5 %. Bien que l’art y soit expressement visé, celui-ci se retrouve dorénavant « en compétition » avec – entre autres – les denrées alimentaires, la distribution de l’eau, les produits pharmaceutiques, les équipements pour personnes handicapées, le transport de personnes, la fourniture de livres, le droit d’entrée aux spectacles, les logements sociaux, les panneaux solaires, la production agricole, l’hôtellerie, les soins médicaux et dentaires, les services de soins à domicile, la livraison d’électricité, les vêtements pour enfants…[18] En d’autres termes, le maintien du taux réduit en faveur du marché de l’art se ferait, le cas échéant, au détriment d’un autre secteur tout aussi louable.

En troisième lieu, ladite directive interdit désormais aux galeristes et autres assujettis-revendeurs, ayant importé ou acquis auprès de l’artiste ou de ses ayants droit une œuvre d’art au taux réduit de 5,5 %, d’opter pour le régime de la marge bénéficiaire. Est en effet explicitement proscrit le cumul d’un taux réduit lors de la première acquisition et du régime dérogatoire[19].

Afin de pallier ce dernier écueil et non des moindres, deux options sont actuellement envisagées par le groupe de travail mis en place par le gouvernement.

La première consisterait à supprimer le taux réduit sur la première acquisition – lequel serait donc relevé à 20 % –, laissant ainsi subsister, aux termes de la nouvelle directive, le droit d’opter pour l’application d’une TVA sur la marge au taux normal. Naturellement, ce scénario est radicalement exclu par les acteurs du secteur.

La seconde option, préconisée à l’unisson par les professionnels du monde de l’art, consisterait à appliquer une TVA au taux réduit de 5,5 % sur les prix de vente de l’ensemble des opérations de la chaîne, de la source à la revente finale. Ce scénario conduirait concrètement à abandonner le régime de la marge.

En définitive, si le marché de l’art français est clairement favorable à cette deuxième voie, le gouvernement demeure plus circonspect, mettant en avant son coût pour les finances publiques.

Espérons que Bercy entendra – une fois n’est pas coutume – « Le Cri » de ces contestataires avisés…


 

[1] Citation de M. Pierre-Alain MUET lors de la présentation à l’Assemblée nationale de l’amendement n°1095 du projet de loi de finances pour 2014.

[2] Directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée.

[3] Annexe IX, Partie A, de la « directive TVA » de 2006.

[4] CGI, ann. 3, art. 98 A, II.

[5] CGI, art. 262, I.

[6] CGI, art. 262 ter, I.

[7] CGI, art. 291, I, 1.

[8] CGI, art. 256 bis, I.

[9] Article 103 de la « directive TVA » de 2006.

[10] CGI, art. 278-0 bis, I.

[11] Articles 314 et 319 de la « directive TVA » de 2006.

[12] CGI, art. 297 A et C.

[13] Soit tout assujetti qui achète des œuvres d’art en vue de les revendre, tel qu’un négociant, antiquaire, brocanteur, etc.

[14] CGI, art. 293 B.

[15] CGI, art. 297 B.

[16] Article 316 de la « directive TVA » de 2006.

[17] Considérant (6) de la directive du 5 avril 2022.

[18] Annexe III de la « directive TVA » modifiée par celle du 5 avril 2022.

[19] Article 316 de la « directive TVA » modifié par celle du 5 avril 2022.

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